Babel chapitre 3: Le banquet
Paradoxalement, alors qu'elle redoutait l'instant où elle deviendrait femme, Stacy fut plutôt déçue de la façon dont la cérémonie s'était déroulée. Elle s'était simplement tenue devant l'estrade et, à minuit pile, son père prononça un long discours, officialisant le passage de sa fille à l'âge adulte. Puis, sous les applaudissement de l'assemblée, elle était descendue de son piédestal. Et l'orchestre avait commencé à jouer, démarrant ainsi la fête. Tout simplement.
-Mademoiselle Grimmsworth, vous êtes ravissante ce soir.
La jeune femme inclina poliment la tête. Nathaniel Jackson, régent du 112e étage, faisait partie de la très haute noblesse ; il se racontait qu'il avait quelques contacts non négligeables au sein de l'Eglise elle-même. Il faisait partie de la centaine d'invités de marque que son père avait conviés au banquet.
-Ma foi, continua-t-il, c'est une bien belle demeure que vous avez là. Voilà des lustres que vous n'aviez pas donné de réception, c'est fort dommage.
La salle de fête était remplie. La plupart des nobles des étages supérieurs étaient présents, ainsi que quelques uns de leurs partenaires commerciaux les plus riches. Cela ne faisait aucun doute que la maison des Grimmsworth savait recevoir comme il se doit. Une cinquantaine de serveurs presque aussi élégamment habillés que leurs hôtes circulaient entre les convives éparpillés qui conversaient par petits groupes, un plateau en or massif rempli d'amuse-gueules ou une bouteille de champagne raffiné à la main. La pièce était tout simplement magnifique, illuminée par plusieurs lustres de cristal suspendus au plafond, où une mosaïque représentant l'histoire de cette illustre famille était peinte. Les convives ne pouvaient que s'exalter devant les différents tableaux, oeuvres de peintres renommés à travers la Tour, qui ornaient les murs tapissés de soie. Tout le long de ces derniers étaient placés une vingtaine de tables, sur lesquelles se trouvaient, en plus des chandeliers en or massif, une multitude de plats au doux fumet, tous plus appétissant et luxueux les uns que les autres. Civet de lapin, magret de canard aux pommes, dinde rôtie à la broche, museau de porc en gelée, bouillon de poulet et légumes de saison... Il y en avait pour tous les goûts, et chacun se servait comme bon lui semblait.
La soirée battait déjà son plein. L'alcool avait été consommé à foison, et plusieurs hommes appelaient déjà des serveuses à les accompagner dans les chambres. Stacy ne savait pas ce qu'ils y faisaient, mais pour avoir vu, ou plutôt entendu, son père agir de la sorte plusieurs fois, elle savait qu'il s'agissait d'une sorte de récompense pour les plébéiennes qui étaient conviées. Elle avait en effet ouï de nombreux cris de joie et de plaisir en provenance de la chambre de son paternel, les soirs où il tenait à féliciter personnellement une servante. Après cela, la femme en question était renvoyée chez elle pour la remercier de ses services.
-M'accorderez-vous cette danse ?
La jeune femme hésita juste une fraction de seconde. Comme la plupart des invités, le régent était venu avec un objectif bien précis. Son fils aîné, âgé d'une trentaine d'années, était en âge de se marier. Et la fille d'un administrateur était sans doute le meilleur parti possible qui soit. Accorder une danse à cet homme signifiait donc lui donner le feu vert pour d'éventuelles discussions avec son père.
Bien évidemment, c'était extrêmement difficile à avaler, particulièrement à cause des événements survenus plus tôt dans la journée. Suite au rejet de son précepteur, Stacy avait lutté de toutes ses forces pour ne pas laisser couler une seule de ses larmes. Elle espérait ainsi être prête pour sa nouvelle vie. C'était donc le coeur gros qu'elle s'était apprêtée pour la soirée, optant pour un maquillage discret, juste de quoi mettre en valeur ses yeux gris acier, ainsi qu'une robe en satin blanc qui épousait ses courbes. Elle était certes terriblement mal à l'aise dans cette tenue, mais elle se devait de faire bonne figure.
-Avec plaisir, monsieur Jackson, répondit-elle avec un sourire aussi naturel et enjoué que possible.
Le vieil homme lui sourit en lui présentant son bras. Elle posa sa main dessus, et ils se dirigèrent vers la piste de danse. Ils entamèrent ainsi une valse au milieux des autres couples déjà présents.
-Vous semblez perdre vingt ans lorsque vous dansez, monsieur Jackson, le complimenta la jeune fille.
-Allons, inutile de me flatter de la sorte.
Elle était pourtant sincère. De petite taille et les cheveux aussi blancs que la neiges, le régent était cependant étonnamment agile et vigoureux. Avec sa moustache fournie et son costume bleu nuit, il semblait même charmant. Stacy se rappela d'ailleurs soudainement que son fils était connu pour être un grand séducteur. Elle se dit aussitôt qu'elle aurait dû éconduire le vieil homme. Contre toute attente cependant, ce fut son père qui vint à son secours.
-M'autorisez-vous à vous emprunter votre cavalière, régent ?
Il s'agissait là plus d'un ordre que d'une demande. L'interpellé blêmit, balbutia rapidement une excuse en s'inclinant, puis s'éloigna d'un pas vif. Car il fallait dire qu'en plus de son statut d'administrateur, Julius Grimmsworth dégageait une telle présence, à la fois autoritaire et écrasante, qu'il était impossible de lui refuser quoi que ce soit. Il venait ici de remettre les pendules à l'heure. Rappeler que malgré le fait que sa fille soit adulte, c'était encore lui qui prenait les décisions, et surtout sous son propre toit. Inutile de profiter de la gentillesse et de la naïveté de la fille, car c'est au père qu'il faudra faire face.
-Stacy, lui murmura-t-il à l'oreille. Tâche de faire en sorte de choisir un prétendant plus distingué que le fils de ce vieillard acariâtre. Nous ne jouons pas dans la même cour.
Le message était clair. Lorsqu'il la laissa au bout de cinq minutes de valse, personne n'osa l'approcher, si bien que Stacy se retrouva rapidement seule. Elle se mit donc à se promener entre les différents groupes de convives, saluant simplement certains, discutant plus longtemps avec d'autres, en fonction de leurs relation avec sa famille. Une conversation en particulier parvint presque par hasard à ses oreilles, alors qu'elle se dirigeait vers le buffet. Elle retint néanmoins son attention, et pour cause...
-...Blacksmith...
-Ce soir ?
-Oui. Grimmsworth s'est enfin décidé à agir, et Hoffmann a donné son feu vert.
Elle soupira intérieurement. Elle aurait aimé qu'au moins Théo, ayant été convié en raison de ses relations avec la famille, soit là pour lui tenir compagnie, mais il semblerait qu'il ait poliment décliné l'invitation. La jeune femme s'en voulut aussitôt d'avoir pensé à lui, car les sentiments qu'elle gardait caché au fond d'elle revinrent à la surface, menaçant d'éclater en public.
Cherchant à passer à autre chose, elle se dirigea vers un attroupement d'une demi-douzaine de personnes qu'elle reconnut sans mal. Il s'agissait là de jeunes femmes nobles de son âge, dont deux d'entre elles avaient déjà enfanté. Elles lui firent une révérence polie alors qu'elle s'approchait.
-Mademoiselle Grimmsworth, vous êtes absolument magnifique ce soir.
-Allons, répondit la jeune fille en souriant, pas de cela entre nous.
-Les prétendants doivent sûrement se bousculer pour ne serait-ce qu'embrasser votre soulier, soupira l'une d'entre elles. Mais je ne vois pas votre suivant habituel ?
Stacy fit mine de rester impassible sous les gloussement de ses semblables. Elle ignorait qu'elle avait touché un point sensible, aussi répondit-elle le plus soigneusement possible, en pesant ses mots.
-Il n'a... Malheureusement pas pu venir.
-Si vous voulez mon avis, cela va pour le mieux.
Stacy commença soudain à se sentir mal à l'aise.
-Que voulez-vous dire ?
Elles se regardèrent entre elles en roulant les yeux.
-Mais enfin, ma pauvre... Il est issu de la petite noblesse et n'a pour lui que ses recherches. Vous méritez tellement mieux.
-D'autant plus que je vois votre père discuter activement avec monsieur Hoffmann.
Stacy chercha automatiquement son paternel du regard, et le trouva en effet, quelques mètres plus loin, en compagnie d'Alfred Hoffmann, un homme immense à la barbe fournie, également administrateur de son état. La jeune fille savait également que son fils n'avait pas encore trouvé d'épouse.
-Sommes nous réellement sûres qu'ils parlent de moi ? Peut-être que...
-Allons, mademoiselle, vous êtes le centre de l'attention ce soir. De quoi d'autres pourrait-ils parler ?
-J'ai néanmoins entendu dire que le le fils du troisième administrateur, monsieur Alexandre Stanford, était le favori de votre père.
Lucius Stanford. Son père prenant de l'âge, il allait d'ici une lune tout au plus accéder au rang d'administrateur. Stacy l'avait déjà rencontré plusieurs fois, et il ne lui avait pas fait une excellente impression. Manipulateur et roublard à souhait, il respirait la perversion.
-En tout cas, renchérit l'une des filles, l'un ou l'autre valent bien mieux que ce bibliothécaire.
Les autres gloussèrent, et Stacy les imita pour faire bonne figure.
-De toute façon, je me suis toujours méfiée de ce garçon. On raconte qu'il aurait des contacts avec l'Insaisissable.
-L'Insaisissable ? Demanda Stacy, intriguée.
-Allons ma belle, vous l'ignoriez ? C'est là le surnom le plus célèbre du chef du mouvement révolutionnaire.
-Comment ? C'est ainsi que l'on nomme le dirigeant des hérétiques ?
-Bien évidemment.
La jeune femme se sentit soudain agacée par leur attitude condescendante. Elle aurait voulu leur montrer qu'elle possédait bien plus de connaissances qu'elles, mais un mouvement attira son attention. Son père venait de faire signe à Anna, qui se dirigea vers lui d'un pas hésitant. Cela surprit Stacy, car même si la jeune servante proposait un service plus que parfait, il ne lui semblait pas qu'elle méritât d'être récompensée après seulement quelques lunes au sein de la maison. C'est pourtant accompagnée de Julius Grimmsworth qu'elle quitta la salle pour monter dans les chambres.
-Excusez-moi, fit Stacy, je vais aller saluer monsieur Hoffmann.
Le prétexte parfait pour quitter la bande de commères. Elle se dirigea vers l'administrateur, qui, les joues rosies par l'alcool, lui fit un signe de tête poli. Elle le lui rendit par une révérence, de bonne grâce car il s'agissait là du seul administrateur parmi les trois qui lui inspirait de la sympathie.
-Bonsoir monsieur Hoffmann.
-Ma petite Stacy... Comment vas-tu ? La soirée se passe bien ?
Mue par une impulsion soudaine, elle tenta une approche directe.
-Oh, je... Discutais avec quelques amies et j'ai entendu parler d'un certain... Insaisissable. Je n'avais jamais entendu ce nom autrefois, se pourrait-il...?
Sa phrase s'évanouit dans sa gorge. Le visage jovial de l'administrateur s'était aussitôt refermé, et une colère sourde brûlait dans son regard.
-Stacy, mon enfant, répond-moi en toute sincérité. Quelle est la nature de ta relation avec le petit Blacksmith ? Je sais que lui et toi êtes, disons... Plutôt proches.
La jeune femme se sentit aussitôt rougir, tout en ayant une furieuse envie de pleurer à nouveau.
-Nous sommes... C'est mon précepteur, et je suis son élève.
Elle s'était résolue à accepter cette version des faits. D'ici quelques jours, elle serait mariée, et se devait donc de couper les ponts affectifs qui la liaient au jeune homme.
-C'est tout ?
-Bien sûr. Rien de plus.
-Alors tu n'as pas à t'en faire. Oublie l'Insaisissable. Oublie même le petit Blacksmith, et ses recherches.
-Ses recherches ?
Mais l'administrateur fronça les sourcils.
-Tu en as assez entendu comme ça, dit-il avant de s'éloigner.
Stacy sentit une chape de plomb lui enserrer la poitrine. Elle avait un très, très mauvais pressentiment.
-Mademoiselle Grimmsworth, vous êtes ravissante ce soir.
La jeune femme inclina poliment la tête. Nathaniel Jackson, régent du 112e étage, faisait partie de la très haute noblesse ; il se racontait qu'il avait quelques contacts non négligeables au sein de l'Eglise elle-même. Il faisait partie de la centaine d'invités de marque que son père avait conviés au banquet.
-Ma foi, continua-t-il, c'est une bien belle demeure que vous avez là. Voilà des lustres que vous n'aviez pas donné de réception, c'est fort dommage.
La salle de fête était remplie. La plupart des nobles des étages supérieurs étaient présents, ainsi que quelques uns de leurs partenaires commerciaux les plus riches. Cela ne faisait aucun doute que la maison des Grimmsworth savait recevoir comme il se doit. Une cinquantaine de serveurs presque aussi élégamment habillés que leurs hôtes circulaient entre les convives éparpillés qui conversaient par petits groupes, un plateau en or massif rempli d'amuse-gueules ou une bouteille de champagne raffiné à la main. La pièce était tout simplement magnifique, illuminée par plusieurs lustres de cristal suspendus au plafond, où une mosaïque représentant l'histoire de cette illustre famille était peinte. Les convives ne pouvaient que s'exalter devant les différents tableaux, oeuvres de peintres renommés à travers la Tour, qui ornaient les murs tapissés de soie. Tout le long de ces derniers étaient placés une vingtaine de tables, sur lesquelles se trouvaient, en plus des chandeliers en or massif, une multitude de plats au doux fumet, tous plus appétissant et luxueux les uns que les autres. Civet de lapin, magret de canard aux pommes, dinde rôtie à la broche, museau de porc en gelée, bouillon de poulet et légumes de saison... Il y en avait pour tous les goûts, et chacun se servait comme bon lui semblait.
La soirée battait déjà son plein. L'alcool avait été consommé à foison, et plusieurs hommes appelaient déjà des serveuses à les accompagner dans les chambres. Stacy ne savait pas ce qu'ils y faisaient, mais pour avoir vu, ou plutôt entendu, son père agir de la sorte plusieurs fois, elle savait qu'il s'agissait d'une sorte de récompense pour les plébéiennes qui étaient conviées. Elle avait en effet ouï de nombreux cris de joie et de plaisir en provenance de la chambre de son paternel, les soirs où il tenait à féliciter personnellement une servante. Après cela, la femme en question était renvoyée chez elle pour la remercier de ses services.
-M'accorderez-vous cette danse ?
La jeune femme hésita juste une fraction de seconde. Comme la plupart des invités, le régent était venu avec un objectif bien précis. Son fils aîné, âgé d'une trentaine d'années, était en âge de se marier. Et la fille d'un administrateur était sans doute le meilleur parti possible qui soit. Accorder une danse à cet homme signifiait donc lui donner le feu vert pour d'éventuelles discussions avec son père.
Bien évidemment, c'était extrêmement difficile à avaler, particulièrement à cause des événements survenus plus tôt dans la journée. Suite au rejet de son précepteur, Stacy avait lutté de toutes ses forces pour ne pas laisser couler une seule de ses larmes. Elle espérait ainsi être prête pour sa nouvelle vie. C'était donc le coeur gros qu'elle s'était apprêtée pour la soirée, optant pour un maquillage discret, juste de quoi mettre en valeur ses yeux gris acier, ainsi qu'une robe en satin blanc qui épousait ses courbes. Elle était certes terriblement mal à l'aise dans cette tenue, mais elle se devait de faire bonne figure.
-Avec plaisir, monsieur Jackson, répondit-elle avec un sourire aussi naturel et enjoué que possible.
Le vieil homme lui sourit en lui présentant son bras. Elle posa sa main dessus, et ils se dirigèrent vers la piste de danse. Ils entamèrent ainsi une valse au milieux des autres couples déjà présents.
-Vous semblez perdre vingt ans lorsque vous dansez, monsieur Jackson, le complimenta la jeune fille.
-Allons, inutile de me flatter de la sorte.
Elle était pourtant sincère. De petite taille et les cheveux aussi blancs que la neiges, le régent était cependant étonnamment agile et vigoureux. Avec sa moustache fournie et son costume bleu nuit, il semblait même charmant. Stacy se rappela d'ailleurs soudainement que son fils était connu pour être un grand séducteur. Elle se dit aussitôt qu'elle aurait dû éconduire le vieil homme. Contre toute attente cependant, ce fut son père qui vint à son secours.
-M'autorisez-vous à vous emprunter votre cavalière, régent ?
Il s'agissait là plus d'un ordre que d'une demande. L'interpellé blêmit, balbutia rapidement une excuse en s'inclinant, puis s'éloigna d'un pas vif. Car il fallait dire qu'en plus de son statut d'administrateur, Julius Grimmsworth dégageait une telle présence, à la fois autoritaire et écrasante, qu'il était impossible de lui refuser quoi que ce soit. Il venait ici de remettre les pendules à l'heure. Rappeler que malgré le fait que sa fille soit adulte, c'était encore lui qui prenait les décisions, et surtout sous son propre toit. Inutile de profiter de la gentillesse et de la naïveté de la fille, car c'est au père qu'il faudra faire face.
-Stacy, lui murmura-t-il à l'oreille. Tâche de faire en sorte de choisir un prétendant plus distingué que le fils de ce vieillard acariâtre. Nous ne jouons pas dans la même cour.
Le message était clair. Lorsqu'il la laissa au bout de cinq minutes de valse, personne n'osa l'approcher, si bien que Stacy se retrouva rapidement seule. Elle se mit donc à se promener entre les différents groupes de convives, saluant simplement certains, discutant plus longtemps avec d'autres, en fonction de leurs relation avec sa famille. Une conversation en particulier parvint presque par hasard à ses oreilles, alors qu'elle se dirigeait vers le buffet. Elle retint néanmoins son attention, et pour cause...
-...Blacksmith...
-Ce soir ?
-Oui. Grimmsworth s'est enfin décidé à agir, et Hoffmann a donné son feu vert.
Elle soupira intérieurement. Elle aurait aimé qu'au moins Théo, ayant été convié en raison de ses relations avec la famille, soit là pour lui tenir compagnie, mais il semblerait qu'il ait poliment décliné l'invitation. La jeune femme s'en voulut aussitôt d'avoir pensé à lui, car les sentiments qu'elle gardait caché au fond d'elle revinrent à la surface, menaçant d'éclater en public.
Cherchant à passer à autre chose, elle se dirigea vers un attroupement d'une demi-douzaine de personnes qu'elle reconnut sans mal. Il s'agissait là de jeunes femmes nobles de son âge, dont deux d'entre elles avaient déjà enfanté. Elles lui firent une révérence polie alors qu'elle s'approchait.
-Mademoiselle Grimmsworth, vous êtes absolument magnifique ce soir.
-Allons, répondit la jeune fille en souriant, pas de cela entre nous.
-Les prétendants doivent sûrement se bousculer pour ne serait-ce qu'embrasser votre soulier, soupira l'une d'entre elles. Mais je ne vois pas votre suivant habituel ?
Stacy fit mine de rester impassible sous les gloussement de ses semblables. Elle ignorait qu'elle avait touché un point sensible, aussi répondit-elle le plus soigneusement possible, en pesant ses mots.
-Il n'a... Malheureusement pas pu venir.
-Si vous voulez mon avis, cela va pour le mieux.
Stacy commença soudain à se sentir mal à l'aise.
-Que voulez-vous dire ?
Elles se regardèrent entre elles en roulant les yeux.
-Mais enfin, ma pauvre... Il est issu de la petite noblesse et n'a pour lui que ses recherches. Vous méritez tellement mieux.
-D'autant plus que je vois votre père discuter activement avec monsieur Hoffmann.
Stacy chercha automatiquement son paternel du regard, et le trouva en effet, quelques mètres plus loin, en compagnie d'Alfred Hoffmann, un homme immense à la barbe fournie, également administrateur de son état. La jeune fille savait également que son fils n'avait pas encore trouvé d'épouse.
-Sommes nous réellement sûres qu'ils parlent de moi ? Peut-être que...
-Allons, mademoiselle, vous êtes le centre de l'attention ce soir. De quoi d'autres pourrait-ils parler ?
-J'ai néanmoins entendu dire que le le fils du troisième administrateur, monsieur Alexandre Stanford, était le favori de votre père.
Lucius Stanford. Son père prenant de l'âge, il allait d'ici une lune tout au plus accéder au rang d'administrateur. Stacy l'avait déjà rencontré plusieurs fois, et il ne lui avait pas fait une excellente impression. Manipulateur et roublard à souhait, il respirait la perversion.
-En tout cas, renchérit l'une des filles, l'un ou l'autre valent bien mieux que ce bibliothécaire.
Les autres gloussèrent, et Stacy les imita pour faire bonne figure.
-De toute façon, je me suis toujours méfiée de ce garçon. On raconte qu'il aurait des contacts avec l'Insaisissable.
-L'Insaisissable ? Demanda Stacy, intriguée.
-Allons ma belle, vous l'ignoriez ? C'est là le surnom le plus célèbre du chef du mouvement révolutionnaire.
-Comment ? C'est ainsi que l'on nomme le dirigeant des hérétiques ?
-Bien évidemment.
La jeune femme se sentit soudain agacée par leur attitude condescendante. Elle aurait voulu leur montrer qu'elle possédait bien plus de connaissances qu'elles, mais un mouvement attira son attention. Son père venait de faire signe à Anna, qui se dirigea vers lui d'un pas hésitant. Cela surprit Stacy, car même si la jeune servante proposait un service plus que parfait, il ne lui semblait pas qu'elle méritât d'être récompensée après seulement quelques lunes au sein de la maison. C'est pourtant accompagnée de Julius Grimmsworth qu'elle quitta la salle pour monter dans les chambres.
-Excusez-moi, fit Stacy, je vais aller saluer monsieur Hoffmann.
Le prétexte parfait pour quitter la bande de commères. Elle se dirigea vers l'administrateur, qui, les joues rosies par l'alcool, lui fit un signe de tête poli. Elle le lui rendit par une révérence, de bonne grâce car il s'agissait là du seul administrateur parmi les trois qui lui inspirait de la sympathie.
-Bonsoir monsieur Hoffmann.
-Ma petite Stacy... Comment vas-tu ? La soirée se passe bien ?
Mue par une impulsion soudaine, elle tenta une approche directe.
-Oh, je... Discutais avec quelques amies et j'ai entendu parler d'un certain... Insaisissable. Je n'avais jamais entendu ce nom autrefois, se pourrait-il...?
Sa phrase s'évanouit dans sa gorge. Le visage jovial de l'administrateur s'était aussitôt refermé, et une colère sourde brûlait dans son regard.
-Stacy, mon enfant, répond-moi en toute sincérité. Quelle est la nature de ta relation avec le petit Blacksmith ? Je sais que lui et toi êtes, disons... Plutôt proches.
La jeune femme se sentit aussitôt rougir, tout en ayant une furieuse envie de pleurer à nouveau.
-Nous sommes... C'est mon précepteur, et je suis son élève.
Elle s'était résolue à accepter cette version des faits. D'ici quelques jours, elle serait mariée, et se devait donc de couper les ponts affectifs qui la liaient au jeune homme.
-C'est tout ?
-Bien sûr. Rien de plus.
-Alors tu n'as pas à t'en faire. Oublie l'Insaisissable. Oublie même le petit Blacksmith, et ses recherches.
-Ses recherches ?
Mais l'administrateur fronça les sourcils.
-Tu en as assez entendu comme ça, dit-il avant de s'éloigner.
Stacy sentit une chape de plomb lui enserrer la poitrine. Elle avait un très, très mauvais pressentiment.